CHRONIQUE DE DROIT DES BIENS

Par Jean-Baptiste SEUVE, "Professeur agrégé des universités, doyen de la faculté de droit et d'économie de La Réunion".
Avec l'aimable autorisation des éditions Lamy.

I. - LES BIENS
* L'unité du patrimoine
- Cass. com., 4 janvier 2005, n°03-14150 : je ne sais pas si cet arrêt est très intéressant…
* Les biens corporels : la distinction meuble-immeuble
En disposant que " tous les biens sont meubles ou immeubles ", l'article 516 du Code civil pose une summa divisio qui a été jadis critiquée pour sa faible portée pratique (P. Voirin, La composition des fortunes modernes au point de vue juridique, Rev. gén. dr. 1930, p. 102). Aujourd'hui la critique revêt un tour plus fondamental mais emprunte des voies diverses : certains auteurs considèrent que la summa divisio n'énonce plus une règle de droit positif et qu'elle devrait être cantonnée aux seules res corporales (par exemple, Th. Revet, Le Code civil et le régime des biens : questions pour un bicentenaire, Dr. et patrimoine mars 2004, p. 20 et s., spéc. p. 23) ; d'autres critiquent son archaïsme et, soulignant son inaptitude à embrasser les animaux, invitent à son dépassement (par exemple, S. Antoine, L'animal et le droit des biens, D. 2003, chron., p. 2651 ; J.-P. Marguénaud et alii, La protection juridique du lien d'affection envers un animal, D. 2004, chron., p. 3009).
Dans les deux cas, la distinction meuble/immeuble n'est pas niée, elle est simplement relativisée, condamnée à jouer un rôle moins important que celui que l'article 516 lui promettait (F. Terré, Meubles et immeubles, in Le discours et le Code, Portalis, deux siècles après le Code Napoléon, Litec 2004, p. 280). Sur cet arrière plan de reconstruction de la classification des biens, la permanence de la distinction meuble/immeuble est soulignée par un arrêt du 11 janvier 2005, alors que sa pertinence est mise en cause par un rapport sur le régime juridique de l'animal rendu public le 10 mai 2005.
- Cass. civ. 1ère, 11 janvier 2005, n°01-17736, à paraître au Bulletin ; Dr. et patrimoine, juin 2005, p. 97, obs. P. Chauvel.
La distinction de l'article 516 se prolonge par de nombreuses règles qui s'appliquent distinctement selon la nature du bien en question, meuble ou immeuble (voir, H. Perinet-Marquet, L'immeuble et le Code civil, in Le Code, un passé, un présent, un avenir, Dalloz 2004, p. 395 ; J.-B. Seube, Le droit des biens hors le Code civil, Les petites affiches, 15 juin 2005, p. 3 et s., spéc. n°8). Tel est par exemple le cas de l'article 1622 du Code civil dont la Cour de cassation vient de rappeler qu'il ne s'appliquait qu'aux immeubles.
En l'espèce, des particuliers exploitant une ferme piscicole avaient vendu, d'une part, les bâtiments et les terres à un premier acquéreur et, d'autre part, les bassins et leur contenu à un autre. S'apercevant que la quantité de truites livrées était différente de celle prévue au contrat, ce second acquéreur assigna alors son vendeur en diminution du prix de la vente, sur le fondement de l'article 1622 du Code civil. La Cour d'appel, tout en déclarant cette action théoriquement recevable aux motifs que la disposition n'opérait aucune distinction entre la vente de meubles et la vente d'immeubles, jugea cependant l'acquéreur déchu de son action car elle avait été engagée plus d'un an après la vente. La décision sera cassée : " en statuant ainsi, alors que l'article 1622 du Code civil ne s'applique pas aux ventes de meubles et qu'elle constatait, par motifs adoptés, que les poissons avaient été cédés indépendamment du terrain sur lequel étaient implantés les bassins, de sorte qu'ils ne pouvaient présenter le caractère d'immeubles par destination au sens de l'article 524 du Code civil, la cour d'appel a violé le texte susvisé ". C'est donc par un raisonnement en deux temps fondé, d'abord, sur le champ d'application de l'article 1622 du Code civil et, ensuite, sur la qualification des poissons litigieux que la Cour parvient à la cassation.
D'abord, même si l'article 1622 reste silencieux sur ce point, il est évident qu'il ne s'applique qu'aux ventes immobilières : il est en effet le prolongement de l'article 1617 qui vise expressément la " vente d'un immeuble ". On ne pouvait, dès lors, invoquer utilement l'adage ubi lex non distinguit… sans méconnaître l'unité intellectuelle des articles 1617 à 1723 (voir déjà, Civ. 17 décembre 1923, DP 1924, 1, 14 ; Cass. civ. 1ère, 18 février 1957, Bull. civ. I, n°85). Ne s'appliquant qu'aux immeubles, ces textes font évidemment figure d'exception dans les règles relatives à la délivrance de la chose vendue (C. civ., art. 1616 : " Le vendeur est tenu de délivrer la contenance telle qu'elle est portée au contrat, sous les modifications ci-après exprimées "). Ils tendent à limiter les contestations relatives à la contenance de l'immeuble vendu en restreignant les possibilités pour l'acquéreur de se plaindre et d'obtenir la destruction du contrat (J. Huet, Les principaux contrats spéciaux, 2ème éd. LGDJ, 2001, n°11538). Etendus à la vente des lots de copropriété (L. n°65-557 du 10 juillet 1965, art. 46), ils sont justifiés par l'impératif de sécurité des transactions immobilières qui impose que l'erreur de contenance ne soit pas une source d'instabilité contractuelle (F. Collart-Dutilleul, Ph. Delebecque, Contrats civils et commerciaux, Dalloz, 7ème éd. 2004, n°236). On retrouve alors cette vieille idée que les opérations portant sur les immeubles méritent plus d'attention et de protection que celles portant sur des meubles (Portalis, Présentation au corps législatif et exposé des motifs, in P.-A. Fenet, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, t. 14, reprint éd. 1827, p. 121). Quoique datée, la maxime res mobilis res vilis exerce encore un certain magistère.
Ensuite, la Cour a jugé que, ayant été vendus séparément des terrains sur lesquels étaient implantés les bassins, les poissons ne pouvaient pas être qualifiés d'immeubles par destination… d'où il résultait que l'article 1622 du Code civil n'était pas applicable en la cause. On sait en effet que l'article 524 du Code civil dispose que les animaux que le propriétaire d'un fonds y a placés pour le service et l'exploitation de ce fonds sont immeubles par destination. Reste que l'immobilisation prend fin lorsque le bien meuble cesse d'être affecté à l'immeuble et est vendu séparément (Cass. civ. 1ère, 4 juin 1962, Bull. civ. I, n°284). En l'espèce, l'éclatement du fonds de pisciculture entre deux acquéreurs distincts avait donc emporté cessation de l'affectation des meubles (les truites) à l'immeuble (les terrains et les bâtiments) : il témoignait de la volonté du propriétaire de mettre un terme à l'affectation ; il emportait appropriation du meuble et de l'immeuble par deux personnes distinctes. On aurait cependant tort de croire que cette vente séparée était suffisante, à elle seule, pour mettre un terme à l'immobilisation : l'immobilisation ne cesse qu'après la vente, lorsque l'enlèvement du meuble a été effectivement réalisé par son acquéreur (Cass. civ. 1ère, 7 avril 1998, Bull. civ. I, n°143 ; D. 1998, somm. p. 344, obs. A. Robert ; JCP 1998, éd. G, I, 171, n°1, obs. H. Périnet-Marquet; Rép. Defrénois 1998, p. 1173, obs. Ch. Atias ; Contrats Conc. Consom. 1998, n°99, obs. L. Leveneur). L'enlèvement effectif peut alors être comparé à une mesure de publicité concrétisant l'intention du propriétaire de mettre un terme à l'affectation. Mais ces questions n'étaient pas dans le débat…

  - Rapport sur le régime juridique de l'animal, rédigé par Madame S. Antoine, 10 mai 2005 (www.ladocumentationfrancaise.fr/brp).
Rendu public le 10 mai 2005, un rapport fait au Ministre de la Justice sur le régime juridique de l'animal préconise ardemment une réforme législative : " face à un mouvement européen d'une grande ampleur et qui s'est intensifié depuis deux ou trois ans, la France ne peut plus se contenter de conserver un 'animal-meuble' dans les articles du Code civil devenus parfaitement obsolètes au dire d'un grand nombre de juristes ". Il est vrai que la place de l'animal dans (ou hors ?) la classification des biens est une question débattue (voir notamment, J.-P. Marguénaud, L'animal en droit privé, Préf. Cl. Lombois, PUF 1992 ; du même, La personnalité juridique des animaux, D. 1998, chron., p. 205 et La protection du lien d'affection envers un animal, D. 2004 chron., p. 3009 ; S. Antoine, L'animal et le droit des biens, D. 2003, chron., p. 2651 ; A.-M. Sohm-Bourgeois, La personnification de l'animal : une tentation à repousser, D. 1990, chron., p. 33 ; R. Libchaber, Perspectives sur la situation juridique de l'animal, RTD civ. 2001, p. 239) que la loi du 6 janvier 1999 n'a pas su apaiser (S. Antoine, La loi n°99-5 du 6 janvier 1999 et la protection animale, D. 1999, chron., p. 67 ; Th. Revet, RTD civ. 1999, p. 479). L'existence de ce débat a du renvoyer une image suffisamment brouillée de la classification des biens pour que la lettre de mission charge le rapporteur d'établir un régime juridique plus cohérent pour l'animal.
Deux pistes de réforme sont alors suggérées pour parvenir à cette meilleure cohérence.
La première, qui a la préférence du rapporteur, tend " à une extraction complète de l'animal du droit des biens, conformément à sa véritable nature d'être sensible qui doit prévaloir sur son aspect de valeur marchande " (p. 44). Cependant, il " importe de préciser que cette présentation rénovée n'aurait pas pour effet de donner aux animaux un statut de sujet de droit, mais seulement de faire reconnaître leurs particularités par rapport aux biens " (p. 45). Concrètement, la réforme passerait par une modification de la structure et de la lettre du Code civil. Ainsi, le Livre II (désormais intitulé " des animaux, des biens et des différentes modifications de la propriété ") comprendrait un nouveau premier titre consacré aux animaux, avant que les titres suivants traitent de la distinction des biens (titre 2), de la propriété (titre 3), de l'usufruit, de l'usage et de l'habitation (titre 4), des servitudes ou services fonciers (titre 5). Le titre 1 comprendrait trois nouveaux articles. L'article 515-9 : " les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. En toutes circonstances, ils doivent bénéficier de conditions conformes aux impératifs biologiques de leur espèce et assurant leur bien-être " ; l'article 515-10 : " L'appropriation des animaux s'effectue conformément aux dispositions du Code civil sur la vente, et aux textes spécifiques du Code rural. Les dispositions relatives au contrat de louage sont applicables aux animaux " ; l'article 515-11 : " Constituent des accessoires non détachables d'une exploitation agricole : les animaux attachés à la culture, que le propriétaire du fonds y a placés pour le service et l'exploitation du fonds ; les animaux que le propriétaire livre au fermier ou au métayer pour la culture, estimés ou non, tant qu'ils y demeurent par l'effet d'une convention ; les pigeons des colombiers, les lapins de garennes, les abeilles des ruches à miel, les poissons des eaux non visées à l'article 402 du Code rural, et des plans d'eau visés aux articles 432 et 433 du même code ". Pour tenir compte de cette extraction des animaux de la catégorie des biens, les articles 524 sur les immeubles par destination (" Sont immeubles par destination, quand ils ont été placés par le propriétaire pour le service et l'exploitation du fonds : les ustensiles aratoires, les semences données aux fermiers ou colons paritaires, les pressoirs, chaudières alambics, cuves et tonnes… (la suite sans changement ") et 528 sur les meubles (" Sont meubles par leur nature les corps qui peuvent être transportés d'un lieu à un autre ") seraient réécrits en gommant toute référence aux animaux. Par ailleurs, un alinéa serait ajouté à l'article 544 : " la propriété des animaux est limitée par les dispositions légales qui leur sont propres, et notamment par celles des articles L. 214-1 à L. 214-25 du Code rural ".
La seconde piste, moins audacieuse, consisterait " à créer une troisième catégorie de biens, celle des animaux, en les considérant comme des 'biens protégés'. Les biens comporteraient ainsi trois catégories : les animaux, les immeubles et les meubles. Le régime d'appropriation des animaux resterait toutefois soumis aux dispositions du Code civil sur la vente ainsi qu'à celles du Code rural qui leur sont spécifiques " (p. 47). Concrètement, le titre du Code civil consacré à la distinction des biens serait réorganisé : après un article 516 disposant que " les biens comportent d'une part les animaux, qui sont des biens protégés en leur qualité d'êtres vivants et sensibles, d'autre part les immeubles et les meubles ", un premier chapitre serait consacré aux animaux. Il comprendrait deux articles : l'article 516-1 disposant que " les animaux sont des biens qui font l'objet d'une législation protectrice particulière, édictée dans leur intérêt propre. Leur mode d'appropriation est régi par les dispositions du Code civil sur la vente et par les textes spécifiques du Code rural " et l'article 516-2 reprenant la teneur de l'article 515-11 de la première proposition (cf. supra). Comme dans le premier projet, les articles 524 et 528 seraient réécrits (l'article 524 subirait les mêmes modifications ; l'article 528 deviendrait : " Sont meubles par leur nature, les choses inanimées qui ne peuvent changer de place que par l'effet d'une force étrangère "). Par ailleurs, l'article 537 comprendrait un nouvel alinéa (" Les animaux, biens protégés, doivent être respectés par leurs propriétaires, qui ont l'obligation de les placer dans des conditions conformes aux impératifs biologiques de leur espèce et d'assurer leur bien-être. Ils ne doivent jamais être soumis à des mauvais traitements, à des sévices graves ou à des actes de cruauté "), tout comme l'article 544 (" La propriété des animaux, biens protégés, est limitée par les dispositions légales qui leur sont propres ").
Avant même d'aborder le fond du rapport, une remarque sur sa forme. Le rapport s'apparente plus à un acte de lobbying qu'à un rapport objectif permettant au gouvernement de prendre, en toute connaissance de cause, l'initiative d'une réforme : sans doute désireux de ne pas masquer ses convictions, le rapporteur a pris le soin de faire figurer sa qualité de Trésorière de la ligue française du droit des animaux sur la page de garde ; les associations auditionnées sont uniquement des associations ou des fondations protectrices des animaux ; les juristes consultés sont connus pour leurs prises de position pour la cause animale. Il ne s'agit évidemment pas ici de mettre en cause les opinions des uns ou, encore moins, les compétences des autres mais il semble que, pour être efficace, un rapport doit rester objectif et faire état de toutes les opinions émises… quitte à s'en écarter ensuite. Ainsi, certains auteurs qui, sans être spécialistes des animaux, sont des spécialistes du droit des biens auraient utilement pu être consultés. Certes, fera-t-on valoir, leurs écrits ont parfois été référencés ou évoqués ; mais, répliquera-t-on, si leurs lignes ont été aussi bien lues et comprises que leur nom orthographié (par exemple, " Théodore Revet " ou " Rémy Liebchaber " à la page 8), il y a quelque doute à nourrir sur l'attention qui a été portée à leur argumentation (par exemple, le rapport retient de l'article de Rémy Libchaber - La recodification du droit des biens, Le Code civil, 1804-2004, Livre du Bicentenaire, Dalloz-Litec, p. 297 et s. - la difficulté d'intégrer l'animal dans l'actuelle dichotomie personne/bien mais il tait la conclusion de l'auteur : " Il faut laisser l'animal du côté des biens, sans pour autant qu'il doive être traité comme de la matière morte ou indifférenciée "). Ce manque de considération pour les idées de ceux qui estiment que l'animal peut être utilement protégé tout en restant un bien, fut-il meuble, conduit donc à espérer que le Ministère de la Justice sollicitera d'autres avis avant de lancer la réforme attendue.
En dépit de ces travers sans doute dus à l'enthousiasme de son auteur, le rapport invite à une stimulante réflexion sur la place de l'animal. Se servant des nombreux écrits dénonçant l'inadéquation de l'actuelle classification des biens le rapport insiste sur l'évolution des mentalités depuis 1804 : " le concept de l'animal-chose, vu sous le seul aspect de sa valeur marchande et patrimoniale, s'est normalement intégré, en 1804, aux dispositions relatives au droit de propriété. Or, ce concept est désormais périmé. Il est remplacé par celui de l'animal-être sensible. Celui-ci répond à une qualification complexe, sa double nature d'être juridique appropriable d'une part, d'être vivant et sensible d'autre part, ne permet de l'inclure ni dans les personnes ni dans les biens. La question est de savoir quelle est la caractéristique qui doit l'emporter. Sur le plan qui nous paraît s'imposer, qui est celui d'une hiérarchie des valeurs morales, c'est incontestablement la valeur intrinsèque de l'animal qui doit prédominer sur la valeur purement patrimoniale " (p. 40 et 41). C'est donc la sensibilité de l'animal qui justifierait, a maxima, son extraction de la sphère des biens et, a minima, une place particulière au sein des biens. On mesure ici l'un des mouvements dialectiques qui animent le droit des biens : là où le droit a recouvert " le monde bariolé des choses d'un uniforme capuchon gris, la notion de bien " (J. Carbonnier, Droit civil, vol. II, Les biens, les obligations, PUF Quadrige, 2004, n°707), lesdites choses tendent à rejeter ce capuchon pour imposer au droit leur nature propre et justifier d'un régime juridique aménagé. Illustrant cette dialectique (" La détermination de la catégorie dans laquelle doit être placé un être ou un objet ne peut se faire sans avoir d'abord recherché et défini la nature de cet être ou de cet objet. On pourra ensuite en déduire le régime juridique applicable ", p. 26), le rapport souligne la particularité des animaux : il préconise, quelle que soit la piste de réforme suivie, de définir l'animal. Cette définition se fait de manière positive ou de manière négative.
* De manière positive, l'animal est défini comme " un être vivant doué de sensibilité " (projet n°1, art. 515-9), " un bien protégé en sa qualité d'être vivant et sensible " (projet n°2, art. 516), " un bien qui fait l'objet d'une législation protectrice particulière édictée dans son intérêt propre " (projet n°2, art. 516-1). Ces définitions ne sont guère satisfaisantes : soit elles peuvent s'appliquer à l'homme (l'homme est aussi un être vivant doué de sensibilité), soit elles fondent la spécificité animale sur un élément qui lui extrinsèque i-e l'existence d'une législation particulière édictée dans son intérêt (sur ce point, cf. infra). La raison de cette difficulté à définir l'animal en lui-même tient à ce que, anthropologiquement, l'animal a toujours été opposé à l'homme. A défaut de dire ce qu'est l'animal, il est plus simple de dire ce qu'il n'est pas.
* De manière négative, le rapport souligne que l'animal ne peut s'insérer dans les structures classiques du droit civil : en tout état de cause, il n'est pas une personne ; dans le premier projet, il n'est pas non plus un bien ; dans le second projet, il reste un bien mais n'est ni un meuble, ni un immeuble.
- L'animal n'est d'abord pas une personne. Le rapport indique fermement que la " personnalisation de l'animal " est une question encore controversée (p. 7) : si la thèse de notre collègue J.-P. Marguénaud tendant à conférer à l'animal une personnalité finalisée (J.-P. Marguénaud, La personnalité juridique des animaux, D. 1998, chron., p. 205) est évoquée, elle n'est finalement pas retenue car, nous dit-on, la perception de l'animal comme un titulaire de droit subjectif conduirait à un affaiblissement de la dignité de la personne humaine. De fait, les différents projets évitent soigneusement de reconnaître des droits aux animaux : leurs propriétaires ont des devoirs envers eux sans que cela ne les métamorphosent en créanciers (par exemple, second projet, art.537). Quoiqu'il en soit, certaines associations auditionnées n'ont pas caché leur volonté de doter, à terme, l'animal d'une personnalité juridique propre (p. 32). Il en va donc ici comme en d'autres matières : les idées avancent à pas feutrés, progressivement, et le débat juridique fait figure d'un jardin d'acclimatation…
- L'animal ensuite, si l'on retient le premier projet, n'est pas un bien. Cette extraction de l'animal de la sphère des biens se fait de manière presque implicite, à la différence de nombreux pays voisins qui ont clairement admis que les animaux ne sont pas des choses (Code civil autrichien, §285 a ; Code civil suisse, art. 641 ; BGB, art. 90). Plusieurs arguments sont avancés pour justifier cette disqualification : un argument " éthique " d'après lequel il existerait une contradiction entre la protection de la sensibilité animale et le droit de propriété ; un argument de cohérence puisque le Code civil " s'alignerait " sur le nouveau Code pénal qui n'a pas classé le délit d'acte de cruauté envers des animaux dans le livre consacré aux crimes et délits contre les biens ; un argument prospectif puisque l'extraction des animaux de la catégorie des biens permettra d'accueillir sans difficulté une législation que l'on annonce foisonnante à l'avenir. On avouera n'être en rien convaincu de ces arguments.
D'abord, l'affirmation que les règles protectrices des animaux seraient édictées dans leur intérêt propre, rendant impossible l'exercice d'un droit réel à leur endroit (pour l'exposé de cette présentation, voir J.-P. Marguénaud, la personnalité juridique des animaux, art. préc.) est discutable : en effet, " l'animal n'est pas protégé en raison de sa nature propre mais parce que la sensibilité humaine accède à sa souffrance et consent à étendre sur lui la protection de la loi " (R. Libchaber, Perspectives sur la situation juridique de l'animal, RTD civ. 2001, p. 239). La sensibilité de l'animal n'enlève ni n'ajoute à sa protection : comme un monument historique, comme un livre précieux, l'animal est protégé parce qu'il concentre sur lui des intérêts (affectifs, culturels, historiques…) qui, dignes de protection, justifient des limitations à l'exercice du droit de propriété dont il est l'objet. La sensibilité de l'animal ne fonde pas la protection dont il est l'objet. Bien mieux, les spécialistes du droit des biens ont montré que ces mesures de protection (rappelées par les nouvelles rédactions proposées pour l'article 544) n'altèrent en rien l'essence du droit de propriété : ce ne sont que des contraintes externes qui n'entament pas le rapport d'exclusivité unissant le propriétaire et sa chose (Th. Revet, Le Code civil et le régime des biens : questions pour un bi-centenaire, Droit et patrimoine, mars 2004, p. 20 et s., spéc. p. 25 ; F. Zénati, Th. Revet, Les biens, op. cit., n°99).
Ensuite, et surtout, dès lors qu'il reste appropriable (cf. projet n°1, art. 515-10), l'animal demeure automatiquement un bien. Les catégories de personnes et de biens sont trop imbriquées l'une dans l'autre pour laisser un interstice dans lequel pourrait se glisser une troisième catégorie : en effet, c'est par rapport aux personnes que les biens se définissent. Les biens sont faits " de tous les objets dont les personnes peuvent avoir le désir… A la subjectivité de la notion de personne répond le caractère objectif de celle de biens ; le lien tendu entre les deux n'est autre que la propriété, relation privilégiée par laquelle les individus assouvissent juridiquement leurs désirs " (R. Libchaber, La recodification du droit des biens, art. préc., n°22). Imaginer qu'une entité puisse être appropriée mais ne soit pas un bien conduit donc à une aporie : en restant appropriable, l'animal reste un bien.
- L'animal, enfin, si l'on retient le second projet est un bien mais n'est ni un meuble, ni un immeuble : il est un " bien protégé ". La satisfaction des défenseurs de la cause animale n'est alors que symbolique : elle conduit cependant à quelque incohérence et demeure inopportune. Soucieux de ne pas les qualifier d'immeubles par destination, l'article 516-2 définit comme des accessoires non détachables d'une exploitation agricole les animaux qui ont été placés pour le service de l'exploitation du fonds ; de fait l'article 524 relatif aux immeubles par destination est expurgé de toute référence animale. Dira-ton alors qu'il y a une différence de régime entre les animaux " accessoires non détachables d'une exploitation " et les immeubles par destination ? Sans doute pas. A peine extrait de la distinction meuble/immeuble, l'animal y replonge, preuve de l'incohérence de son émancipation. De plus, la création d'une troisième catégorie de biens, à côté des meubles et des immeubles, est inopportune. Cette troisième catégorie n'atténuera pas les critiques adressées à l'actuelle classification des biens puisque l'immatériel aura toujours autant de peine à entrer dans l'une des trois catégories proposées. Par où l'on voit que la création cette troisième catégorie de biens revient à traiter le problème de la classification des biens par le petit bout de la lorgnette de la protection animale. Quitte à réformer les articles 516 et suivants, autant opérer une réforme d'ampleur qui permettra à l'immatériel d'occuper la place qui lui revient et que l'actuelle rédaction masque.
En guise de conclusion, la " dé-réification " de l'animal a bien du mal à trouver sa voie. Peut-être le débat s'apaiserait-il par le rappel de ce que sont quelques notions fondamentales du droit des biens.
Les choses, d'abord, ne se limitent pas aux objets corporels. Les choses, ce sont les " res " c'est-à-dire des " entités naturelles ou artificielles, corporelles ou incorporelles, qui se distinguent des personnes " (F. Zénati, Th. Revet, Les biens, 2ème éd., PUF, 1997, n°1). Affirmer que l'animal est une chose rappelle simplement que l'animal a une existence propre et qu'il ne se confond pas avec l'homme. Cette existence propre et cette irréductibilité à l'homme sont les seuls dénominateurs communs des choses : la lumière, les liquides, les voitures, le vent, les animaux, les arbres, les montagnes… sont des choses et donnent un aperçu de leur infini. Affirmer que l'animal est une chose ne revient donc pas à le comparer à une armoire ou à une voiture.
Les biens sont le décalque des choses sur le terrain juridique (J. Carbonnier, Droit civil, vol. II, les biens, les obligations, PUF Quadrige, 2004, n°707). Mais ce décalque n'est pas parfait puisque toutes les choses ne sont pas biens : pour qu'une chose devienne un bien, il faut qu'elle soit susceptible d'appropriation. Saisie par le droit et métamorphosée en bien, la chose s'offre alors à l'emprise de l'article 544 du Code civil. Affirmer que l'animal est un bien rappelle simplement que l'animal est susceptible d'appropriation mais ne présuppose en rien qu'il soit confondu avec d'autres biens. Le régime des biens est en effet différencié et rien ne s'oppose à ce que l'animal bénéficie de règles particulières : avec d'autres biens, l'animal pourrait être qualifié de bien subjectif, c'est-à-dire de bien qui, dans l'esprit de son propriétaire, ne se réduit pas à sa simple valeur vénale (R. Libchaber, La recodification du droit des biens, art. préc., n°35). Pour admettre cela, point n'est besoin d'extraire l'animal de la sphère des biens.
Si la présentation du droit des biens dans le Code civil a pu paraître démodée aux auteurs du projet, c'est parce, obnubilés par la cause qu'ils défendent, ils n'en n'ont pas compris le sens. L'appartenance de l'animal aux biens n'interdit pas leur protection. Aimera-t-on plus son chien, son chat ou son poisson rouge quand le droit l'aura qualifié d'animal (ni personne, ni bien) ou de bien protégé (ni meuble ni immeuble) ? La confiance dans les vertus de la loi est décidément bien étrange.
JBS

* Les biens incorporels
- action en justice : Cass. com., 31 mai 2005, n°02-18547
- propriété intellectuelle : Cass. civ. 1ère, 25 janvier 2005, n°02-10370 ; Cass. civ. 1ère, 25 mai 2005, n°02-17305 ; Cass. civ. 1ère, 25 mai 2005, n°03-20072.

II. - LES RELATIONS ENTRE LES PERSONNES ET LES BIENS
A. - POSSESSION
- Cass. civ. 1ère, 8 mars 2005, n°03-14610, à paraître au bulletin ; Cass. crim., 1er février 2005, n°04-81962, à paraître au bulletin.
Pour permettre la prescription, la possession doit remplir les conditions posées à l'article 2229 du Code civil : elle doit être continue et non interrompue, paisible, publique, non équivoque et à titre de propriétaire. En outre, si elle porte sur un meuble corporel et est de bonne foi, elle vaudra titre de propriété (C. civ. art. 2279). Par deux arrêts, la Cour de cassation a récemment pu préciser certaines de ces conditions.
Le premier arrêt concernait le cas d'un individu qui avait acquis des bons anonymes à l'aide de liquidités provenant de la vente de titres d'une autre personne qui était agonisante. Même si elle avait été clôturée par une décision de non-lieu, l'information pénale avait placé l'escroc présumé face à ses contradictions : dans un premier temps, il avait dissimulé la réalité du don manuel aux services de police pour finalement en admettre l'existence après qu'une perquisition à son domicile eut permis de découvrir les bons anonymes. La question était donc de savoir si, au civil, on pouvait déduire de ces déclarations changeantes que la possession des bons anonymes était viciée. La Cour l'admit en estimant que la dissimulation du don manuel aux services de police impliquait que la possession n'était pas publique (Cass. civ. 1ère, 8 mars 2005). Les illustrations d'une possession clandestine sont suffisamment rares pour que l'arrêt soit relevé. En l'espèce, la clandestinité n'a pas été déduite du fait que les titres étaient conservés à l'abri des regards par le possesseur (voir déjà jugé que la conservation de titres au porteur dans un coffre n'est pas de nature à vicier la possession, Cass. civ. 1ère, 11 juin 1991, Bull. civ. I, n°199) mais du mensonge du possesseur, duquel résultait nécessairement sa volonté de dissimulation. En effet, en niant le don manuel, le possesseur dissimulait les actes matériels de possession aux personnes qui avaient intérêt à les connaître : cette possession ne pouvait dès lors être publique (en ce sens, Paris, 5 février 1966, JCP 1966, IV, 99). La clandestinité de la possession ne résulte donc pas du fait que les actes de possession ne sont pas vus des tiers mais de la volonté de dissimulation de ces actes par le possesseur (G. Cornu, Droit civil, Introduction, les personnes, les biens, Montchrestien, 9ème éd., 1999, n°1148).
Le second arrêt concerne une affaire de vol et de revente d'œuvres d'art. En l'espèce, un bronze de Rodin et un tableau de Marie Laurencin avaient été volés fin octobre 1999 au domicile de leur propriétaire. Dans les jours qui suivaient l'infraction, la Gazette de Drouot et le musée Rodin étaient informés du vol et en faisaient la publicité. En décembre 1999, ces œuvres d'art faisaient l'objet de deux ventes successives entre des galeristes professionnels pour se retrouver en la possession de la société Montjoie Art Transactions. Dans le cadre de la procédure intentée contre certains intermédiaires du chef de recel, la cour d'appel de Paris avait ordonné la restitution des œuvres à leur propriétaire. La société Montjoie Art Transactions invoquait alors dans son pourvoi le jeu de l'article 2280 du Code civil : ayant acheté les œuvres à un " marchand vendant des choses pareilles ", elle pouvait opposer à l'action en revendication du verus dominus le remboursement du prix qu'elle avait versé pour acquérir l'œuvre volée. Encore fallait-il, pour que le possesseur bénéficie de ce texte, que sa possession soit exempte de vices (en ce sens, Cass. civ. 1ère, 2 février 1965, Bull. civ. I, n°92). Renvoyant à l'analyse qu'avaient faite les juges du fond quant à la régularité de la possession et à la bonne foi dont pouvait se prévaloir le galeriste, la chambre criminelle rejeta son pourvoi. En l'occurrence, le possesseur espérait convaincre les juges de sa bonne foi en démontrant avoir payé par chèque les œuvres acquises auprès d'un autre galeriste et en ayant inscrit le nom du vendeur sur un registre permettant son identification. Loin de convaincre les juges du fond, cette argumentation leur permettra de stigmatiser la mauvaise foi du galeriste : les achats successifs et rapides, réglés par des chèques, ainsi que l'absence de vérification de l'origine des œuvres s'apparentaient, par leur précipitation, à du blanchiment d'œuvres d'art. En réglant par chèque, l'acquéreur ne démontrait pas sa bonne foi, il cherchait simplement à se prémunir d'une éventuelle action en revendication du propriétaire d'une œuvre qu'il savait sans doute volée. Par où l'on voit que l'appréciation de la bonne ou de la mauvaise foi de l'acquéreur par les juges du fond est souveraine et que, dépendant des circonstances de la cause, elle échappe au contrôle de la Cour de cassation (voir, Cass. civ. 1ère, 23 mars 1965, Bull. civ. I, n°206).
JBS
B. - PROPRIETE
* Contentieux
- Troubles anormaux : Cass. civ. 3ème, 20 avril 2005, n°03-18390 (bail) ; Cass. civ. 3ème, 13 avril 2005, n°03-20575 (contrat d'entreprise) ; Cass. civ. 2ème, 24 février 2005, n°04-10362 (un simple risque constitue-t-il un TAV ?) ; Cass. civ. 2ème, 17 mars 2005, n°04-11279 (copropriété).
- Revendication : Cass. com, 24 mai 2005, n°04-13464 (revendication du prix) ; Cass. com., 15 février 2005, n°03-17604 (importance ou non de la connaissance de l'existence du droit de propriété du revendiquant par le liquidateur).
- indivision : Cass. civ. 1ère, 5 avril 2005, n°02-15459
- Protection CEDH : Cass. civ. 3ème, 13 avril 2005, n°04-70069 (délai d'appel et protection du droit de propriété). Je ne sais pas si cet arrêt est bien intéressant.
C. - DROITS REELS
* Les servitudes
- L'établissement des servitudes : Cass. civ. 3ème, 23 février 2005, n°03-20015, à paraître au bulletin.
Les articles 690 et 691 du Code civil posent des règles relatives à l'établissement des servitudes : si les servitudes continues et apparentes peuvent s'acquérir par titre ou par possession trentenaire, les servitudes continues non apparentes et les servitudes discontinues apparentes ou non apparentes ne peuvent, en revanche, s'établir que par titres. Produit d'une transaction entre des solutions coutumières opposées (sur lesquelles, F. Terré, Ph. Simler, Les biens, Dalloz, 6ème éd. 2002, n°895), cette distinction s'illustre fréquemment et la Cour de cassation a souvent l'occasion de rappeler que des servitudes discontinues, comme une servitude de passage, ou des servitudes non apparentes, comme une servitude non aedificandi, ne peuvent pas s'acquérir par prescription (Cass. civ. 1ère, 26 janvier 1965, D. 1965, p. 372 ; RTD civ. 1965, p. 681, obs. J.-D. Bredin ; Cass. civ. 1ère, 15 février 1995, Bull. civ. III, n°54 ; Rép. Defrénois 1995, p. 1459, obs. Ch. Atias ; Cass. civ. 3ème, 27 octobre 2004, JCP 2005, éd. G, I, 119, n°12, obs. H. Périnet-Marquet). Nécessaire à l'établissement des servitudes discontinues ou non-apparentes, le titre l'est également pour modifier leur assiette.
En l'espèce, des voisins avaient institué une servitude conventionnelle de passage sur un chemin traversant leurs fonds respectifs. Au fil du temps, le chemin avait disparu mais le passage s'effectuait, depuis plus de trente ans, par un nouveau tracé. La Cour d'appel avait considéré que le propriétaire du fonds sur lequel s'effectuait le passage ne pouvait demander la suppression de la servitude conventionnelle dont l'assiette avait seule été déplacée de façon trentenaire. La cassation s'imposait : " en statuant ainsi, alors que le propriétaire d'un fonds bénéficiant d'une servitude conventionnelle de passage ne peut prétendre avoir prescrit par une possession trentenaire une assiette différente de celle originairement convenue, la cour d'appel a violé " l'article 691 du Code civil. Le titre fixe donc définitivement l'étendue de la servitude et ses modalités de sorte que des faits de passage sur un autre tracé restent inopérants (voir déjà, Cass. civ. 3ème, 7 mars 1984, Bull. civ. III, n°66).
Cette solution est doublement justifiée : d'abord, l'article 702 du Code civil rappelle que celui qui a un droit de servitude ne peut en user que suivant son titre sans pouvoir faire de changement qui aggrave la situation du fonds servant. Même s'il connaît quelques limites, le principe de fixité des servitudes s'oppose ainsi à un changement unilatéral d'assiette de la servitude (Ch. Atias, La mutabilité des servitudes conventionnelles, RTD civ. 1979, p. 245). Ensuite, les actes qui caractérisent la possession d'une servitude discontinue sont souvent peu gênants et peuvent s'expliquer par des solutions de bon voisinage existant entre les deux propriétaires : si de tels actes pouvaient aboutir à la prescription, le voisin tolérant serait incité à s'y opposer, au détriment de la bonne harmonie dans les relations du voisinage. Cette considération se traduit, au plan juridique, par le caractère nécessairement équivoque de la possession de celui qui prétend avoir prescrit. Impuissants à établir une nouvelle servitude, les faits de passage sont donc restés indifférents. Seul un titre aurait pu fixer le nouveau tracé du passage. En utilisant un autre chemin, les voisins n'ont, d'une part, pas pu prescrire une nouvelle servitude et ont, d'autre part, même si l'arrêt n'en dit rien, peut-être perdu la servitude initiale pour non-usage trentenaire.
La seule exception à l'exigence d'un titre concerne le cas du passage en cas d'enclave. En effet, l'article 685 du Code civil dispose que l'assiette et le mode de servitude de passage pour cause d'enclave peuvent être déterminés par trente ans d'usage continu. Dans ce cadre, des faits de passages trentenaires sur un tracé différent de celui de la servitude initiale peuvent utilement conduire à la prescription d'une nouvelle assiette (Cass. civ. 1ère, 17 juin 1964, JCP 1964, II, 13882, note Bulté), sans que cela contrevienne à l'article 691 (Cass. civ. 3ème, 4 juin 1971, Bull. civ. III, n°359). Une explication peut être avancée : en cas d'enclave, la servitude est de plein droit dès lors que les conditions en sont remplies ; on peut donc considérer que, à la différence de la servitude conventionnelle, les faits de passage ne viennent pas instituer une servitude (elle existe déjà) mais viennent seulement déterminer ses modes d'exercice ; dans ce contexte, il se peut que le passage pratiqué l'ait été dans des conditions différentes de celles que prévoit la loi ; il n'y en aura pas moins prescription si les faits de possession ont les qualités requises par l'articles 2229 du Code civil.
JBS
- L'extinction des servitudes : Cass. civ. 3ème, 23 février 2005, n°03-15421, à paraître au bulletin.
La servitude conventionnelle a une nature hybride : née d'un accord de volonté, elle perd en partie sa nature contractuelle dès qu'elle est instituée. De fait, les sanctions propres à l'inexécution du contrat sont inapplicables au droit réel institué, lequel reste soumis aux seuls modes d'extinction prévus aux articles 703 et suivants.
En l'espèce, une Cour d'appel avait admis la résiliation d'une servitude de passage en raison de manquements graves émanant des propriétaires du fonds dominant. La cassation était inévitable : " vu l'article 703 du Code civil, ensemble l'article 1184 de ce code ; attendu que les servitudes cessent lorsque les choses se trouvent en tel état qu'on ne peut plus en user ; en statuant ainsi, alors que le non-respect de ses conditions d'exercice ne peut entraîner l'extinction d'une servitude, la cour d'appel a violé les textes susvisés ". En réitérant une solution antérieure (Cass. civ. 3ème, 10 mars 1999, Bull. civ. III, n°64 ; JCP 2000, éd. G, I, 211, n°22, obs. H. Périnet-Marquet ; RD imm. 1999, p. 190, obs. J.-L. Bergel), cet arrêt vient opportunément marquer la nette distinction entre le droit des biens et celui des obligations.
Les articles 703 et suivants ne mentionnent que trois causes d'extinction des servitudes : l'impossibilité d'exercice, la réunion des deux fonds dans la même main et le non-usage trentenaire. Des auteurs en déduisent cependant que " si les causes spécialement visées sont empruntées au droit commun de l'extinction des droits et obligations, cela ne signifie nullement que, a contrario, les autres causes d'extinction ne soient pas susceptibles de trouver application en la matière. Ainsi, l'annulation ou la résolution des droits du constituant peuvent se traduire par l'anéantissement de la servitude " (F. Terré, Ph. Simler, Les biens, Dalloz 2002, 6ème éd., n°918).
Une telle proposition semble pourtant méconnaître la différence de nature entre les droits réels et les droits personnels. En autorisant la résolution judiciaire, l'article 1184 du Code civil tend à protéger le lien qui unit, par delà les obligations réciproques, les contractants. En revanche, la servitude ne tisse aucun lien contractuel entre les deux propriétaires : elle n'est qu'un droit réel permettant à une personne d'exercer directement une prérogative sur un bien appartenant à une autre personne. Si la volonté est nécessaire pour donner naissance à ce droit, elle s'estompe une fois son office rempli. Le droit réel institué s'extrait alors de la matrice conventionnelle qui lui a donné naissance. De fait, les sanctions contractuelles, et notamment l'article 1184 du Code civil, sont inaptes à répondre à un éventuel dépassement des prérogatives du propriétaire du fonds dominant. Même si elle est abusive, l'utilisation qui est faite de la servitude ne pourra conduire à sa destruction. Ce n'est évidemment pas dire que de telles utilisations ne pourront pas être sanctionnées : le propriétaire du fonds servant pourra obtenir des dommages intérêts (CA Chambéry, 6 février 1951, JCP 1951, éd. G, II, 6311, note E. Becqué) ou encore solliciter la remise en état ou la suppression des ouvrages irrégulièrement entrepris. A ce titre, une différence de nature vient peser sur ces différentes requêtes : si la créance de dommages-intérêts n'oblige que le contrevenant, l'obligation de remise en l'état pourrait en revanche être traitée comme une obligation propter rem s'imposant à tout propriétaire du fonds servant (en ce sens, Civ., 7 février 1949, JCP 1949, II, 5159, note E. Becqué ; D. 1949, p. 405, note Lénoan).
Reste que cette impossibilité de recourir à l'article 1184 du Code civil pourrait être contournée par l'insertion, dans le titre instituant la servitude, d'une clause résolutoire. La validité d'une telle disposition ne poserait guère de difficulté : si les propriétaires peuvent à leur guise modifier l'assiette de la servitude ou décider son extinction, ils peuvent également prévoir les conditions de son extinction. Les voisins institueraient alors une servitude originale par rapport au modèle proposé par le Code civil : faisant des modes d'exercice de la servitude une condition de sa survie, ils créent un droit réel sui generis sensible, dans son existence même, à ses modes d'utilisation.
JBS
* L'usufruit
- Cass. civ. 3ème, 2 février 2005, n°03-19729 (pouvoir de conclure un bail commercial) ; Cass. com., 22 février 2005, n°02-18625 (fiscal)
* Les situations locatives
- La propriété commerciale et la " réalisation " des droits personnels : Cass. civ. 3ème, 18 mai 2005, n°04-11349, à paraître au bulletin ; RDC 2005-4, obs. J.-B. Seube.
Même si elle a été réfutée il y a plus de 140 ans par la Cour de cassation (Req., 6 mars 1861, DP 1861, 1, 417 ; Civ., 21 février 1865, DP 1865, 1, 133 ), la thèse de la réalité du bail n'a jamais été complètement écartée par la doctrine (notamment, Trolong, Louage, t. I, n°5 et t. II, n°473 ; J. Derrupé, La nature juridique du droit du preneur à bail et la distinction des droits réels et des droits de créances, Préf. J. Maury, Dalloz, 1952 ; du même, Souvenirs et retour sur le droit réel du locataire, Mélanges L. Boyer, Univ. Toulouse 1996, p. 169). L'évolution des statuts locatifs invite aujourd'hui à un renouvellement du débat : consacré dans quelques baux dérogatoires (bail emphytéotique, concession immobilière, bail à construction…), dissimulé sous les traits de la " propriété " commerciale ou culturale dans les baux commerciaux ou ruraux, le droit réel du locataire est-il, ou non, susceptible de s'étendre à toutes les situations locatives ?
L'espèce concernait un bail commercial : deux époux séparés de biens s'étaient vus refuser le renouvellement de leur bail par le propriétaire au motif que l'un d'eux n'était pas inscrit au registre du commerce et des sociétés lors de la demande de renouvellement (voir en ce sens, Cass. civ. 3ème, 24 mai 2000, Bull. civ. III, n°112 ; D. 2000, AJ, p. 335, obs. Y. Rouquet ; JCP 2000, éd. E, p. 1711, note M. Keita). Déboutés par la cour d'appel qui avait classiquement jugé qu'ils avaient perdu le droit au renouvellement, les locataires estimaient dans leur pourvoi que la solution retenue constituait une atteinte disproportionnée à leur droit à la propriété commerciale. Même si la Cour de cassation admit que la propriété commerciale entrait dans le champ de l'article 1er du Protocole n°1 à la Convention européenne des droits de l'homme, elle n'en rejeta pas moins le pourvoi car l'atteinte qui y était portée restait proportionnée.
L'intérêt essentiel de l'arrêt est celui de la conformité de la réglementation du bail commercial à la Convention européenne des droits de l'homme (voir sur ce point, RDC 2005-4, obs. J.-B. Seube). Néanmoins, à travers la protection de la propriété commerciale du preneur, cet arrêt offre l'occasion de faire le point sur la situation, personnelle ou réelle, du preneur. On peut en effet se demander si le droit réel du preneur sur la chose louée résulte seulement de quelques dispositions légales dérogatoires ou s'il n'est que la conséquence de toute situation locative. En dépit des deux arrêts sus-rappelés, une partie importante de la doctrine milite aujourd'hui pour mettre fin à la thèse personnelle du bail (R. Libchaber, La recodification du droit des biens, Le Code civil, Livre du bicentenaire, Dalloz-Litec, 2004, p. 297, spéc. n°62 et s. ; F. Zénati et Th. Revet, Les Biens, PUF, 2ème éd., n°212). Un arrêt isolé a fait un pas en ce sens à propos du bail commercial en jugeant que " la nature et l'importance des droits consentis constituent un démembrement partiel de la propriété… " (CA Paris, 30 mars 1995, D. 1997, somm., p. 300, obs. L. Rozès).
Même dans le droit commun du bail, il faut convenir que le Code civil contient quelques dispositions qui s'accordent mal avec une simple analyse personnelle : comment, par exemple, expliquer que le locataire fasse siens les fruits du jardin qu'il loue avec la maison ? N'est-ce pas admettre qu'il a, sur la chose louée, un droit direct ? Comment, encore, expliquer que le bail soit opposable à l'acquéreur de l'immeuble loué (C. civ. art. 1743) ? N'est-ce pas admettre que le locataire a, sur la chose louée, un jus in re et non un jus ad rem qui lui permet d'exercer un droit de suite entre les mains de l'acquéreur ?
Reste alors à savoir où placer le curseur : faut-il continuer à analyser la situation du preneur en un droit personnel incontestablement teinté d'une coloration réelle (F. Collart-Dutilleul, Ph. Delebecque, Contrats civils et commerciaux, Dalloz, 7ème éd., 2004, n° 474) ou peut-on franchir le pas et affirmer l'existence d'un droit réel du preneur sur la chose louée ? On pourrait penser que cette discussion est plus théorique que pratique car la plupart des questions qui sont commandées par la nature du droit (opposabilité, publicité, protection possessoire, compétence judiciaire, sort du bail entre époux ou dans la communauté…) font l'objet de dispositions particulières. Indépendamment de cette appréciation, il faut tout de même reconnaître que l'admission d'un droit réel du preneur ne menacerait guère le droit de propriété qui est aujourd'hui suffisamment affirmé pour ne plus être remis en cause. Bien mieux, il traduirait l'un des objectifs poursuivis par les législations protectrices des preneurs : lui conférer la stabilité. Or, cette stabilité dont il bénéficie envers la chose est inhérente aux droits réels (R. Libchaber, La recodification du droit des biens, art. préc., n°60). N'est-il alors pas temps de reconsidérer les thèses du Professeur Deruppé : " il serait bien difficile de nier aujourd'hui que l'aspect principal des droits d'un locataire est devenu, s'il ne l'a toujours été, cette faculté d'atteindre lui même et très librement les utilités de la chose louée. C'est un droit réel " (Souvenirs et retours sur le droit réel du locataire, art. préc., spéc. p. 177).
Jean-Baptiste SEUVE Avec l'aimable autorisation des éditions Lamy
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