LES FRANÇAIS ET LEURS ANIMAUX
par J.P. DIGARD, Arthème Fayard, Paris, 1999.

J.P. DIGARD s'exprime de manière très claire et c'est toujours un plaisir de le lire. Ce dernier ouvrage ne déçoit pas, d'autant plus qu'il aborde des questions de fond, relatives à l'animal, pour notre société d'aujourd'hui.
Ceux qui ont lu "L'homme et les animaux domestiques. Anthropologie d'une passion", paru en 1990, trouveront une suite, un approfondissement et un élargissement dans "Les Français et leur animaux". L'objet du présent ouvrage est de décrire "le système domesticatoire occidental", dont la partie la plus visible est aujourd'hui le phénomène "animaux de compagnie", mais qui demeure un mode parmi d'autres de "la possession, l'élevage, l'utilisation, la représentation des animaux domestiques". On aura compris que J.P. DIGARD réfute, la considérant comme désuète, la thèse selon laquelle la domestication a eu lieu à une certaine époque et a fait passer des espèces prédisposées, du statut de sauvage à celui de domestique. Pour lui, la domestication est une action permanente, qui concerne tous les animaux que l'homme élève.

La première partie, intitulée "Attitudes", est consacrée d'abord aux animaux de compagnie. Si leur existence concerne toutes les sociétés passées et actuelles (le simple apprivoisement de lézards par des enfants le démontre), on peut considérer qu'ils sont devenus une mode en occident avec le retour des conquistadores, qui ont ramené en Europe l'idée d"' animaux mascotte", empruntée aux Indiens d'Amérique du sud. Ils tiennent aujourd'hui une place très importante dans la Société, qu'ils acquièrent dès lors qu'ils n'ont plus aucune utilité pour l'homme, sauf celle de lui tenir compagnie. L'auteur s'intéresse ensuite au bétail et à la volaille, la "plèbe animale", qui n'est exploitée que pour être mangée : elle a pratiquement quitté la ville puisqu'on n'y trouve plus guère de poules ou de canard pour la compagnie. La description des élevages industriels est pour le moins critique, ce qui permet de constater qu"'à l'hyper-domestication, à la surprotection et à la survalorisation des animaux familiers s'opposent radicalement la dédomestication, le maltraitement, la marginalisation des animaux de rente". Un autre aspect du clivage entre les animaux de rente et les animaux familiers est la tendance séculaire à augmenter le format des premiers et à miniaturiser les seconds. Il y a un véritable acharnement de la société française à vouloir creuser toujours plus le fossé qui les sépare.
Le cheval qui, à cause de sa taille, ne sera jamais un animal familier, s'en approche toutefois, bénéficiant d'ores et déjà d'un statut intermédiaire. Pour des raisons diverses qui sont évoquées, l'équitation devient largement féminine mais avec une tendance forte à respecter le principe de non-utilisation de l'animal, le cheval de selle n'étant plus considéré alors que secondairement comme monture.
Quant aux animaux sauvages, ils fascinent, et sont presque autant adulés que les animaux de compagnie : comme eux, ils sont inutiles ! Cette fascination découle, en cette seconde moitié du XXème siècle, d'une tendance à vouloir imposer l'idée d'une nature intrinsèquement bonne et harmonieuse, que l'homme déséquilibre et menace... L'intérêt pour la faune sauvage se manifeste de façons diverses, le paradoxe étant qu'en ne cessant d'intervenir pour la protéger, contrôler, gérer, alimenter, "dans les pays industrialisés, notamment en France, la nature sauvage ou vierge est une utopie que se partagent chasseurs et écologistes... Même lorsqu'ils sont réputés sauvages, les animaux restent dans une large mesure des produits d'une activité sociale et culturelle".
La présentation du "milieu animalier" clôt la première partie. A côté des passionnés ordinaires, qui font vivre les concours, la presse spécialisée, les émission de télé, il y a les "surpassionnés", qui forment la masse des militants de l'animalitaire, et qui oeuvrent surtout au service des animaux familiers et du cheval, en conformité avec le système domesticatoire occidental. Les sensibilités animalitaires connaissent aujourd'hui une large diffusion.

Dans la seconde partie, intitulée "Significations", J.P. DIGARD s'efforce de percer le mystère des pulsions diverses qui modèlent les passions animalières. Il récuse l'idée selon laquelle l'homme a domestiqué les animaux par nécessité et rejoint F. SIGAUT pour dire que "l'action domesticatoire répond à une logique de pouvoir et de séduction sur l'animal avant d'être action pour l'homme". Suit une longue argumentation pour démontrer que l'action zootechnique, au XIXème siècle, a beaucoup plus accompagné des mouvements sociologiques et culturels que suscité une évolution, dans laquelle le souci de la productivité n'est qu'une composante la soif de pouvoir fut plus importante que l'appât du gain, le désir forcené de dominer la nature l'a emporté sur la productivité. Que l'homme consomme et utilise des animaux domestiques est évident, mais il consomme aussi de la domestication pour elle-même l'action domesticatoire est largement une fin en soi.
"Les discours sur les animaux sont des discours sur l'homme. Les pratiques sur les animaux sont le moule... ou le contretype... des relations entre les hommes".
Suivent de longues considérations sur les animaux familiers (animal miroir, animal faire-valoir ; tel chien, tel maître) et une analyse, fondée sur l'évolution de la famille, pour expliquer la place qu'ils ont pris "L'indifférenciation et la confusion, en un mot la labilité, qui règnent àl'intérieur de nombreuses familles françaises font la litière de l'animal fusionnel et abusif, en lequel pères fragilisés, mères cumulantes et enfants flouants trouvent un délégué narcissique et un substitut cathartique d'enfant, de conjoint ou de parent. Au sein et autour de la "famille incertaine", l'animal de compagnie représente le seul élément stable, toujours présent quand on a besoin de lui, le seul être sur lequel l'homme moderne croit garder encore à peu près prise".
Le chapitre VIII, intitulé "Culpabilité et rédemption", est passionnant. Partant du constat que l'homme moderne n'aime pas les animaux qu'il consomme, on peut avancer l'idée qu'il se sent coupable à leur égard : pour les religions monothéistes, l'âge d'or - il y a bien longtemps - fut végétarien, ce qui confirme l'existence d'une ambiguïté psychologique dans la consommation de viande. L'angoisse qu'engendre la culpabilité incite à trouver des mécanismes qui permettent de retrouver l'innocence: ils sont très divers selon les sociétés et ont évolué dans le temps. En France, on remarquera par exemple la tendance à faire disparaître de la vue des consommateurs les morceaux de carcasse qui évoquent le cadavre, pour ne plus retrouver la viande que découpée, habillée et, parfois, décorée ( ! ). Intéressante à souligner est, chez certaines peuplades, la pratique de l'adoption de jeunes animaux d'espèces chassées, qui sont élevés et deviennent familiers. L'homme espère ainsi se faire pardonner, par son gibier, les sévices qu'il lui cause. Cette pratique ne fait-elle pas partie du système domesticatoire occidental, dès lors qu'on admet que "si nous aimons si fort et de façon tellement ostentatoire nos animaux de compagnie, c'est pour nous sentir autorisés àmanger les autres"

La troisième partie, intitulée "problèmes", fait ressortir précisément les problèmes que pose le système domesticatoire occidental, notamment la confusion entre les humains et les animaux et la préférence parfois accordée aux seconds. L'incertitude de la frontière entre sauvage et domestique, thème cher à J.P. DIGARD, est illustrée notamment par le fait qu'au regard de la loi, les nouvelles espèces soumises à élevage (autruches, cerfs etc.) demeurent sauvages tandis que les Pit-bulls sont officiellement domestiques... Les malentendus et paradoxes de la passion animalière sont soulignés, reposant sur un malentendu fondateur : on aime les animaux pour ce qu'ils ne sont pas (des peluches, des enfants). Par ailleurs, un égoïsme fondamental transparaît dans les formes accusées de la passion animalière: les rejets d'animaux insolites dans la nature (tortues de Floride par exemple), avec les risques que cela implique pour les sujets relâchés et pour l'écosystème procèdent d'un égoïsme irresponsable. De plus, "la contemplation de soi et des autres à travers le prisme déformant de l'animal représente à la fois un refuge et un danger, en particulier celui, bien identifié chez les grands narcissiques, de la perte d'intérêt pour toute relation avec un partenaire social".
Les excès et dérives du militantisme animalitaire sont dénoncés. Alors qu'au XIXème siècle, on voulait protéger les animaux des violences de leurs maîtres, on tend aujourd'hui à les intégrer à une nature idéalisée, un Eden où, seul, l'Homme empêche que règne harmonie et discorde. L'auteur dénonce la lutte contre le principe des parcs zoologiques, les lâchers irresponsables de visons d'élevage ou d'animaux de laboratoire dans la nature, les fausses idées du "bien-être" en élevage, la lutte contre l'hippophagie et, surtout les efforts en faveur d'une reconnaissance du "droit des animaux". J.P. DIGARD est scandalisé par le parallélisme volontaire qui est fait avec la Déclaration des droits de l'homme, ainsi que par l'invention du mot "spécisme" sur le modèle de "racisme". Pour lui, "de l'habitude ainsi prise peu à peu du traitement analogique des hommes et des animaux, notre société est passée insensiblement à une incapacité croissante àpenser et à assurer la différence entre animalité et humanité". Il va encore plus loin, en considérant que l'animalitarisme est un anti-humanisme. "En utilisant pour les porter à leur paroxysme l'effacement des frontières entre humanité et animalité, le brouillage des identités, la confusion des idées et des sentiments qui sont contenus en germe dans la passion animalière, le militantisme animalitaire tend vers un nouvel obscurantisme".

Dans la conclusion, les principales idées-force du livre sont récapitulées, notamment la nécessité de restaurer les valeurs humanistes et les liens sociaux entre les humains... L'auteur termine sur l'impérieuse nécessité de trouver le juste milieu entre des prises de position trop souvent extrêmes, ce qui passe notamment par "le respect des vraies différences apprécier les hommes parce qu'ils sont des hommes et les animaux parce qu'ils sont des animaux".
On aura compris que ce livre ne peut pas laisser indifférent. Les sociétaires qui ne partagent pas les idées de J.P. DIGARD lui reconnaîtront sa clarté d'expression et son courage car il n'est pas facile de tenir un pareil discours aujourd'hui. Les zootechniciens lui pardonneront certaines approximations, ou analyses qui les surprendront mais n'enlèvent rien à la pertinence des idées développées. Personnellement, par exemple, nous revendiquons le droit de nous en tenir à la conception "zoologique et désuète" de la domestication : ce faisant, nous sommes d'ailleurs fidèle àune tradition vétérinaire peu connue en dehors des Ecoles qui consiste à distinguer la Zootechnie, dont l'objet est l'étude des animaux domestiques sensu stricto (peu nombreux) et la Zoologie appliquée, qui s'occupe des autres espèces élevées par l'homme.
Nous avons été passionné par ce livre, dont nous recommandons la lecture à nos adhérents, quelle que soit leur opinion. La nôtre se situe résolument, elle aussi, du côté du "juste milieu", dont on sait bien, d'une façon générale, qu'il n'est jamais au milieu et n'est pas facile à localiser...

B. DENIS


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